Fabrice MIDAL : TRUNGPA

Les trois seigneurs du matérialisme

Nous sommes sans cesse trompé par le seigneur de la forme , le seigneur de la parole et le seigneur de l’esprit. Ces trois figures sont des métaphores de notre relation au monde.

Le seigneur de la forme correspond à tous nos efforts visant à nous assurer confort et sécurité. Il Implique « la manipulation de l’environnement physique en vue de se protéger des atteintes de la vie sous son aspect cru, brut et imprévisible. Ascenseur, presse-bouton, nourriture conditionnée, chauffage central, chasse d’eau, enterrement privé, programmes de retraite, production de masse, satellites météorologiques, bulldozers, lumière au néon, journée continue, télévision- tout cela représente des efforts en vue de créer un monde contrôlable et sur, prévisible et agréable ». Un tel comportement se traduit par une accumulation constante de richesses. Mais l’ascétisme forcené en est aussi une manifestation – on peut se priver d’un grand nombre de choses, s’imposer les plus extrêmes régimes sans renoncer pour autant à son égocentrisme et dans le seul but de trouver un plus grand confort. Un tel matérialisme repose sur la volonté de contrôler le monde pour éviter toutes sources d’irritations dues à notre environnement physique.

Le seigneur de la parole concerne l’emploi de l’intellect pour mieux contrôler notre univers. Nous adoptons des concepts comme autant de manettes qui nous servent à contrôler les phénomènes. Nous ne voyons le monde qu’à travers eux. Ils deviennent des filtres qui font écran à une perception directe de ce qui est. Pour nous aider à maintenir un monde ou nous sommes en sécurité, nous voulons tout comprendre . Dans ce dessein, toutes les idéologies ou systèmes doctrinaux peuvent faire l’affaire : nationalisme, communisme, existentialisme, christianisme, bouddhisme. Tous ces « ismes » considérés comme des panacées à tous les maux deviennent des instruments de ce seigneur.

Le seigneur le plus sophistiqué, non content des manœuvres, encore bien trop grossières des deux seigneurs précédents, utilise l’effort de l’esprit qui cherche à rester conscient de lui-même. Un grand nombre de méditations, et plus largement de pratiques spirituelles, sont mises en œuvre dans le seul but de faire naître un état de plaisir ou de félicité, essayant de nous faire vivre «  en accord avec ce que nous voudrions être ». La véritable spiritualité se fonde au contraire sur une approche réaliste de soi-même et du monde.

L’analyse de ces trois seigneurs nous enseigne que tout peut servir au matérialisme, et qu’il ne se réduit pas au « règne de la quantité ». Le souci d’un certain confort matériel, l’effort intellectuel pour comprendre le monde ou celui d’une démarche spirituelle ne sont pas, en eux même des problèmes. Ils le deviennent si la motivation qui nous anime est le désir de nous rendre invulnérable et d’éviter peur et insécurité. Le matérialisme consiste à penser que notre existence doive être améliorée : « c’est bien la le point crucial : le mouvement qui nous porte à rechercher quelque chose est, en lui même, un blocage.

Les trois formes de matérialisme trouvent leurs source dans l’effort qu’accomplit l’ego pour se rassurer sur sa propre existence. Dans le bouddhisme le terme d’ego n’a pas le sens qu’il a dans la pensée occidentale. Il est une illusion qui veut se rassurer de la solidité de son existence. En ce sens, l’ego n’est pas une entité réelle, mais une accumulation d’habitudes et de confusions, un ensemble d’espoirs, de craintes et de rêves. Toute notre relation au monde passe ainsi par ce filtre qui vérifie si ce qui se passe nous est favorable ou défavorable. Dans une telle perspective, suivre un chemin spirituel ne sert qu’au seul projet personnel de gratification de l’ego, là ou il devrait permettre au contraire de nous ouvrir toujours plus profondément à ce qui est, et de « lâcher l’emprise obsessionnelle de l’ego ».