KARFRIED GRAF DURCKEIM : « HARA »

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je m’étais exercé tout seul pendant plusieurs semaines et je me réjouissais de montrer au « maître » que j’avais bien appris ma leçon. J’étais curieux de savoir qu’elle nouvelle surprise m’attendais, car chaque leçon m’avait apporté une surprise.

L’étude d’un art japonais -qu’il s’agisse du tir à l’arc, de l’escrime, de l’art floral, de la calligraphie au pinceau ou de la cérémonie du thé- est pleine d’étrangeté pour l’étudiant occidental. Celui qui croirait, par exemple, que dans le tir à l’arc il s’agit de toucher la cible, commettrait une grosse erreur. Mais de quoi s’agit-il donc? C’est en fait ce que mon maitre m’apprit ce jour-là.

Il arrive à l’heure convenue et, après une brève conversation autour d’une tasse de thé, nous nous rendons au jardin ou se trouve la cible. Cette cible avait fait l’objet de ma première surprise au début de mon apprentissage du tir à l’arc. c’était une botte de paille d’environ 80 centimètres de diamètre, placée à la hauteur des yeux, sur un support de bois. Il est facile d’imaginer quel fut mon étonnement lorsque j’appris que tout élève devait s’exercer sur cette cible  pendant trois ans à une distance de trois mètres! Ce simple exercice répéter pendant trois ans! n’est ce pas ennuyeux à la longue? Non au contraire, cela  devient de jour en jour plus passionnant, au fur et à mesure que l’on pénètre le sens de l’exercice. En effet, le but recherché n’est pas de toucher la cible. Mais de quoi s’agit-il donc? C’est ce que mon Maître m’expliqua ce jour-là.

je me mets en position. Je m’incline d’abord devant le Maître  qui se trouve en face de moi, comme le veut le cérémonial, puis devant la cible. Ensuite, je me tourne de nouveau face au Maître et exécute calmement les premiers mouvements. Les mouvements doivent se succéder harmonieusement, à la manière des vagues, chacune naissant de la précédentes. Je place l’arc sur le genou gauche, prends l’une des deux flèches appuyées contre ma jambe droite et la )place sur la corde. De la main gauche, je tiens fermement l’arc et la flèche. Je lève lentement la main droite et l’abaisse, tout en expirant pleinement l’air de mes poumons. Puis, de cette main, je saisis la corde et, inspirant lentement, je lève et tends l’arc peu à peu. C’est là le mouvement décisif qui doit se faire avec calme et sans à-coups, telle la lune qui monte dans le ciel. Je n’ai pas encore atteint la hauteur voulue, au moment ou, l’arc étant bandé au maximum, l’empennage de la flèche touche la joue et l’oreille du tireur, que la voix d’orgue du Maître , m’ordonnant d’arrêter, me fait sursauter. Etonné et quelque peu irrité de cette interruption dans un moment de concentration extrême, j’abaisse l’arc. Le Maître me le prend des mains, enroule une fois la corde autour de l’extrémité supérieure de l’arc et me le rend en souriant, me priant de recommencer. Ne me doutant toujours de rien, je refais toute la série de mouvements déjà décrite. Mais lorsque arrive le moment de tendre l’arc, je me trouve déjà au bout de mon savoir. L’arc ayant été deux fois tendu, mes forces ne suffisent pas pour le bander. Mes bras se mettent à trembler, je perds mon équilibre, vacille, c’en est fait du résultat de tant d’efforts de préparation. Alors, le Maître commence à rire. Je fais désespérément un autre essai, mais en vain; c’est un lamentable échec ! J’ai sûrement l’air fort dépité, car le Maître me demande ce qui m’irrite. Et moi de répondre aussitôt:  » Comment pouvez-vous me poser une telle question? je me suis exercé pendant des semaines et, au moment crucial, vous m’arrêtez!  » Le Maître rit de plus belle, puis ayant repris son sérieux, me répond: « Que voulez-vous donc? Que vous ayez acquis la forme requise pour accomplir votre tâche, je l’ai vu rien qu’à votre façon de saisir l’arc. Mais retenez bien ceci : lorsque l’homme a atteint dans sa manière d’être, dans sa vie ou dans son travail, une étape qui lui a couté beaucoup d’efforts, il ne peut rien lui arriver de pire que de voir le destin lui permettre de marquer le pas, de se figer dans l’état auquel il est parvenu. Si le destin lui est favorable, il lui enlève le résultat obtenu avant qu’il ne se raidisse, ne se sclérose. Voilà ce qu’un bon Maître doit faire. Car au fond, il ne s’agit pas d’envoyer la flèche droit au but; ici comme dans  tous les autres arts, l’objectif essentiel n’est pas le résultat extérieur mais bien le résultat intérieur, autrement dit la transformation. Mais quel est le plus grand danger qui puisse menacer cette dernière, sinon de s’arrêter au résultat acquis? L’homme doit progresser, progresser sans cesse ».

La voix du Maître était devenue grave et émouvante. Ce qu’il enseignait à travers le tir à l’arc était autre chose qu’un sport d’agrément dont le but est la victoire sur les autres compétiteurs; il s’agissait d’une école de la vie.

C’est-à-dire d’une pratique initiatique enseignant le chemin intérieur.

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